Sven m’appelle de
Zegrze. Je devais le récupérer ce matin dans le centre de Varsovie pour filer à
150 km au sud chez des amis communs. Mais il me dit que la soirée ne s’est pas
déroulée comme il avait prévu. Et qu’il a atterri dans une soirée
désintégration d’entreprise dans un manoir à soixante dix kilomètres au nord de
Varsovie. Je ne comprends pas bien.
Je me mets en route
pour gagner du temps, et à l’arrivée, la vue vaut le détour. Vue sur le lac,
vue sur le palais, vue sur toutes les filles qui entourent mon pote aux pieds
nus, manipulateur né, avachi au milieu de la pelouse, wayfarers, l’air fatigué,
café dans une main, téléphone dans l’autre. Je lui dis de se grouiller, bordel,
d’arrêter ses bêtises, mais on ne le fera pas, on prendra des cafés jusqu’à ce
qu’on comprenne qu’on aurait quatre heures de retard. Cet hotêl de Zegrze
restera un monde à part, à chaque fois que notre bande de pote y passera.
Alors qu’à travers la
sono Mick Jagger bégaye avec insistance : You can’t Always get what you want, assis dans ma voiture, monument
historique vert délavé, Sven se met à causer, inspiré :
« J’ai lu récemment
une histoire qui te plaira. C’est l’histoire d’un char d’assaut. » Et en
effet l’histoire me plut. La Pologne avait reçu en 1919 des chars de l’Armée
française, des Renault FT17 qui avaient servi à la fin de la guerre mondiale.
La Pologne, à nouveau sur la carte après 123 ans de disparition grâce au
président Wilson, est mécontente du traité de Versailles. Les frontières qu’on
lui avait données n’étaient pas celles dont elle avait rêvée. Elle déclara donc
la guerre à l’URSS, pays cinq fois plus peuplé! De nombreuses nations
occidentales envoyèrent alors des officiers formateurs en Pologne. Parmi eux,
un jeune capitaine français qui avait fui la France d’après guerre par ennui,
qui s’appelait Charles de Gaulle. Les chars FT17 furent utilisés en ordre
dispersé lors de la grande bataille du « miracle de la Vistule », qui
scandalisa De Gaulle car il vut Pilsudski quitter Varsovie pour rejoindre le
groupe d'armées, en disloquant complètement l'organisation générale du front
afin de prendre personnellement le commandement des unités chargées de la
contre-attaque décisive contre les bolcheviques. Victoire morale mais non
stratégique. Les chars FT17 furent mal utilisés et De Gaulle écrira dans son
rapport que les chars doivent être rassemblés et non dispersés. Vingt ans plus
tard, il verra Paris tomber fatalement sous cette idée qu’il n’était pas le
seul à avoir.
Les FT17 de l’Armée
polonaise furent saisis par les bolcheviques, mais comme ils ne savaient pas
quoi en faire, ils en firent cadeau à des pays amis. L’Emir afghan Amanullah
Khan, qui sortait d’une guerre civile et d’une guerre d’indépendance contre les
Anglais, et qui créait une armée moderne, reçu en 1923 des Russes quelques
exemplaires des FT17 polonais.
Puis pendant
quatre-vingt ans, ces quelques chars Renault coulent une existence tranquille
et oubliée dans le désert d’Afghanistan, et ce sont les Américains qui tombent
dessus en 2003 dans une casse de matériel militaire. Leurs alliés polonais
achètent alors un exemplaire en bon état. Le char revient en Pologne, et après
rénovation prend par au défilé de la fête Nationale, le 11 novembre, fête qui
commémore la renaissance de la Pologne grâce au traité de Versailles. La boucle
était bouclée.
A la fin de son
monologue, la voiture était à l’arrêt, et on s’est regardés. On venait de
comprendre quelque chose. Cette histoire de tank errant, c’était la nôtre, à
nous tous les fils de sales Polacs, de Juifs, Catalans, les bezpanskie kundele, les oubliés
de la victoire qui s’étaient condamnés sans le devoir à l’errance et l’exil
pour mieux comprendre leurs propres parents et ancêtres, retrouvant la force et
la vigueur de l’émigrant. Nous qui avions le départ comme arrivée, le
questionnement comme réponse, et l’exil comme patrie.
Nous qui nous efforcions
de renaître sans cesse.